Rencontre avec Patrick Thomas : « Tout design est politique »

Dure tâche qui incombait à Patrick Thomas le 26 février dernier. Juste après un concert d’accueil vitaminé, il ouvrait les hostilités de la 25ème édition de Design Indaba, le festival international Sud-Africain de design. Fidèle à sa baseline « A Better World Through Creativity », Design Indaba alignait une ribambelle de conférenciers, aux CV longs comme le bras d’un basketteur de NBA. De la papesse du design américain Debbie Millman à Robert Wong, directeur créatif chez Google, en passant par Manu Prakash, professeur à Stanford, la liste des invités avait de quoi impressionner. Mais notre homme ne s’est pas démonté et malgré la fatigue (lors de l’interview, il me confiait n’avoir dormi que quelques heures avant de monter sur scène), Patrick Thomas est parvenu à capter l’audience, rapidement conquise à sa cause.

Patrick Thomas sur la scène de Design Indaba

Né à Liverpool en 1965, le designer a fait ses armes à Central Saint Martins et au Royal College of Art de Londres avant de s’envoler pour Barcelone puis Berlin, où il réside actuellement. En 2005, il publie Black & White, une compilation de ses travaux pour la presse internationale. L’ouvrage fait office de point de bascule dans sa carrière. Dès lors, il ne s’adonnera plus qu’à l’enseignement et à ses projets personnels, se définissant désormais comme un « Graphic Artist ». Livres, expositions, installations et ateliers sont désormais son lot quotidien, avec comme fil directeur, la collaboration et le déclin des médias traditionnels. En 2011, Laurence King publie son Protest Stencil Toolkit, objet entre le livre et la boîte à outils, qui entrera curieusement en résonance avec les mouvements contestataires de l’époque tels qu’Occupy Wall Street. En 2018, invité par la ville de Liverpool, il expose Breaking News, installation et performance médiatique pointant du doigt l’affaiblissement de la vérité dans l’objectivisation des faits. Son dernier projet en date, Open_Collab, est une plateforme encourageant à la collaboration et à l’expérimentation entre graphistes et artistes du monde entier. Visiblement, Patrick Thomas aime donner de son temps aux autres, ce qu’il aurait probablement fait davantage si cette interview n’était pas limitée à quelques minutes. Car affable, l’homme l’est assurément.

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Vous êtes un graphiste plutôt inhabituel. Pouvez-vous nous expliquer votre conception du design graphique ?

Tout design est politique. Je ne pense pas que la plupart des gens le sachent… Ceci dit, je grince des dents quand les gens disent de moi que je suis un artiste politique, je n’aime pas ça. Je ne peux pas non plus nier qu’il y a un aspect politique à mon travail mais je n’aime simplement pas être catalogué. Comme je l’ai donc dit, tout design est politique. J’ai récemment eu une conversation dans laquelle j’ai expliqué une des raisons pour lesquelles mes travaux sont ce qu’ils sont. Quand j’étais étudiant, Margaret Thatcher était au pouvoir et le gouvernement faisait voter de nouvelles lois, mettait en place les « Poll tax », les mineurs étaient en grève… C’était une époque plutôt turbulente. Nous passions beaucoup de temps dans des manifestations, il y avait des émeutes… Je pense que ça a été un catalyseur important d’une manière ou d’une autre.

Qu’est-ce
que ne devrait pas être le design selon vous ?

Je pense
que 99% du design est terrible. Malheureusement, une grande partie du design
sert à vendre aux gens des choses dont ils n’ont pas besoin. Ça c’est du
mauvais design. C’est une sorte de déguisement pour des choses inutiles, dont
les gens n’ont pas besoin et qu’ils ne peuvent probablement pas se permettre
d’acheter.

Vous êtes intéressé par le déclin des médias traditionnels, la manipulation de l’information…

Vous parlez de ce que l’on appelle le « Truth Decay » ? (ndlr. Que l’on pourrait traduire par le déclin de la vérité, qui se caractérise par la diminution du rôle des faits et des données dans l’établissement de l’information).

Oui exactement. Quelles solutions pensez-vous y apporter en tant que graphiste ?

Pour moi, « graphisme » est un terme obsolète… Je ne me considère pas comme un graphiste en fait. Je suis un « communicateur visuel », un terme qui paraît vraiment prétentieux mais qui pour le coup me semble plus juste. Je ne peux donc en parler que de mon point de vue, c’est-à-dire du point de vue de ma pratique et de la façon dont elle évolue. Cela se situe dans le fait que je suis très intéressé par les projets qui se déroulent dans des espaces publics ou hors du studio et qui poussent à la collaboration. La collaboration est le fil directeur des trois projets que j’ai mené ces dernières années. Le « Protest Stencil Toolkit », « Breaking News » et « Open_Collab ». Ce dernier défini en quelque sorte la direction que j’ai pris ces 4 ou 5 dernières années. Je suis convaincu que la collaboration est une belle chose, qu’elle va nous aider à résoudre les problèmes que nous connaissons actuellement.

Quelle est la relation entre tous ces travaux ?

Ils sont connectés car ce sont tous essentiellement des outils. Le « Protest Stencil Toolkit » donne aux gens des outils pour qu’ils puissent écrire leurs propres messages de protestation. « Breaking News » mettait à disposition des gens une plate-forme, avec laquelle ils pouvaient interagir grâce à du codage et des choses très basiques. Ils pouvaient y diffuser leurs propres messages et sentiments, qu’ils soient vrais, joyeux ou contrariés, qui se mélangeaient aux flux d’informations mondiaux. « Open Collab » est un outil encore différent. Il encourage et incite les gens à collaborer. La cible initiale était les étudiants, parce qu’en Allemagne où j’enseigne, et je pense que c’est pareil partout, ils sont assez réticents à l’idée de collaborer.

Pouvez-vous nous en dire plus sur « Open Collab » ?

Une grande partie du projet « Open Collab » s’inspire de l’open source et de choses comme ça. Il est à la fois un outil et un forum. Nous avons élaboré deux versions, la 1.0 et la 2.0. Avec la version 2.0, les gens collaborent à distance, ils n’ont pas besoin d’être physiquement au même endroit, ce qui est justement le principe du 1.0.

Mais ce qui est vraiment excitant avec le 2.0, c’est que quelqu’un peut s’y connecter sans savoir exactement si une autre personne travaille sur un de ses projets, qui est cette personne et quel résultat cela va donner. Aussi, lorsque les gens utilisent la version 2.0, ils enfreignent généralement ses règles et inventent de nouvelles façons de faire. J’adore quand ça se passe de la sorte.

Par exemple, j’ai reçu un message d’excuse de quelqu’un au Guatemala qui disait à peu près ça : « Patrick, je n’ai pas d’espace mural assez grand pour réaliser ce grand collage avec mon ami alors nous l’avons aussi fait au plafond » et il m’a envoyé une photo de sa chambre avec des trucs collés partout au plafond… Et ça a l’air génial ! Une autre personne a décidé d’en faire une publication… Bref, c’est donc la façon dont les gens se l’approprie et la diversité de ce qu’ils proposent qui est intéressante. Ma plus grande joie, ça a été le moment où j’ai vraiment eu l’impression que ce n’était plus un acte isolé, que le projet avait son propre mode de vie. C’est ce qui est intéressant.

Qu’essayez-vous de provoquer en permettant aux utilisateurs d’utiliser des formes générées aléatoirement ?

Nous essayons de donner aux gens une perspective ultérieure sur leur propre travail, en utilisant le codage aléatoire. Nous essayons de leur ouvrir des perspectives en faisant se correspondre des choses qui de prime abord, ne se coïncident pas forcément. Cela peut aider les gens à comprendre le potentiel de leurs images ou de leurs textes, ou simplement, à voir des choses se mélanger, ce qui est toujours intéressant. Je ne dis pas que le résultat est toujours concluant, mais le processus est intéressant, il y a toujours un dialogue qui se crée. Si vous y regardez de près, vous verrez éventuellement quelque chose à développer, peut-être dans d’autres travaux… Il s’agit de provoquer des rencontres, des combinaisons inattendues.

À
votre avis, quel est le défi majeur auquel le graphisme doit faire face en ce
moment ?

J’ai
beaucoup d’espoir dans la jeune génération, celle de Greta Thunberg. D’ici 5 ou
6 ans, nous aurons une génération d’adultes, conscients, qui pourront nous
aider à sauver le gâchis dans lequel nous nous trouvons et parmi eux,
certainement de futurs designers. Le design est partout, comme l’art, c’est
pourquoi il est si important. Absolument tout ce que vous consommez, que vous
portez, avec lequel vous interagissez est du design. Il est si profondément
intégré que les designers doivent s’assurer qu’il se dirige vers la bonne
direction. Nous avons beaucoup de pouvoir, beaucoup de visibilité et je pense
que nous devons utiliser ce pouvoir de manière responsable.

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À quoi allez-vous vous attaquer dans vos prochains travaux ?

J’ai beaucoup d’expositions en cours, mais rien en France ! Si quelqu’un en France lit ceci… J’ai une exposition à Milan, à Séoul puis une grande exposition personnelle à Munich en décembre. C’est celle qui me tient éveillé la nuit. Et nous continuons « Open_Collab » en parallèle. Nous sommes très enthousiastes à ce qu’il puisse s’y passer quelque chose très rapidement. Il y a aussi certaines mesures légales que nous devons régler, liées aux droits d’auteurs, sur lesquels nous devons donc être très clairs. Il ne faut absolument pas que le projet soit utilisé à des fins commerciales par exemple.

Pour en savoir plus :

Site internet de Patrick Thomas
Instagram de Patrick Thomas
Site Internet de Open_Collab
Instagram d’Open_Collab
Patrick Thomas sur l’A.G.I

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Source: etapes

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