Rencontre avec Peter Bilak, fondateur de Typotheque

À l’occasion de la sortie de la police de caractères “November”, couvrant toutes les langues de l’Asie du Sud, le fondateur de la fonderie Typotheque, Peter Bilak, revient sur son engagement pour la défense des systèmes d’écriture marginalisés. En tant que typographe occidental, comment prend-t-il en compte les questions de lisibilité et d’esthétique d’alphabets issus d’autres cultures ? Quelles ont été les difficultés et les défis rencontrés lors de la conception de la police November, compte tenu de sa nature multi-scripte ? Rencontre.

Isaline Dupond Jacquemart : Quand avez-vous fondé la fonderie Typotheque ?

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Peter Bilak : Après avoir étudié dans cinq pays différents, et travaillé dans deux studios de design, j’ai fondé Typotheque en 1999. Elle est à non seulement une fonderie de caractères, mais aussi une maison d’édition. Typotheque est une petite équipe de designers internationaux aux expertises spécifiques en linguistique, technologie et design.

IDJ : Vous êtes engagé dans la défense des systèmes d’écriture marginalisés. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette activité ? 

PB : Je suis né dans un petit pays, devenu la Slovaquie à présent, et lorsque j’ai étudié le graphisme dans les années 1990, je n’arrivais pas à trouver de polices de caractères dans ma langue maternelle, car la plupart des polices disponibles sur le marché n’incluaient pas de signes diacritiques. L’Europe centrale et orientale n’étaient pas considérées comme un marché viable par les fonderies et les créateurs de caractères se concentrent sur les marchés les plus larges et créent des clones d’Helvetica.

Chez Typotheque, nous considérons que la typographie n’est pas seulement une entreprise commerciale, mais qu’elle a aussi une composante culturelle et politique. Les écritures marginalisées ont autant d’importance que celles dominantes. La fonderie a 20 ans d’existence ; nous avons constaté que le besoin de conception de caractères pour les langues marginalisées est même plus important que pour les langues dominantes, et nous avons réussi à trouver des méthodes viables pour continuer à les concevoir.

IDJ : Cette marginalisation est-elle particulièrement liée à ce que l’Unicode appelle les  “langues numériquement défavorisées” ?

PB : Les langues dépendent de la technologie. Lorsqu’une langue n’est pas standardisée, qu’elle n’est pas encodée numériquement, qu’il n’existe pas de clavier paramétré pour son écriture ou de polices numériques, il n’y a pas d’archives numériques de cette langue, ce qui la rend très vulnérable à l’extinction. Or, les standards peuvent être changés, car ils sont sociaux. 

IDJ : Certains glyphes de systèmes d’écriture marginalisés comportent des erreurs. Rencontrez-vous ces problèmes dans votre travail ? 

PB : Tout travail humain comporte des erreurs. Mais les erreurs peuvent être corrigées et améliorées, il suffit de collaborer, de se documenter et de faire des recherches. Dans notre travail, nous mobilisons des méthodes de recherche, nous menons des enquêtes, nous travaillons avec des scientifiques spécialisés dans les études cognitives pour explorer des champs du design peu documentés. 

IDJ : En tant que typographe occidental, comment prenez-vous en compte les questions de lisibilité et d’esthétique d’un alphabet issu d’une autre culture ?

PB : Dans la mesure du possible, nous travaillons avec des designers natifs, ou, au moins, nous faisons vérifier nos élaborations par des lecteurs natifs. Nous organisons souvent des visites sur le terrain, car nous concevons des polices pour leurs usagers, et non pour nous-mêmes. La majeure partie de notre temps est consacrée à la recherche et à la documentation. 

IDJ : Typotheque rend disponible à l’achat un nouvel ensemble de polices de caractères, intitulé “November” incluant toutes les écritures de l’Asie du Sud. Pouvez-vous me présenter le projet ? 

PB : Typotheque a conçu un ensemble complet de polices de caractères pour le sous-continent indien. Les données les plus récentes de recensement des langues parlées en Inde, datant de 2011, font état de 19 569 langues maternelles uniques. Nous avons décidé de concevoir un système typographique prenant en charge toutes les langues officielles du sous-continent indien, c’est-à-dire de l’Inde, du Népal, du Pakistan, du Bangladesh et du Sri Lanka. C’est un espace où l’on trouve la plus grande diversité linguistique et également un grand nombre de langues menacées qui risquent de disparaître au cours des prochaines décennies. La perte de ces langues a pour conséquence la perte d’un accès à des savoirs tributaires de ces langages. C’est pourquoi nous avons décidé de créer un système capable de préserver les langues utilisées par 99 % de la population du sous-continent indien. 

Concevoir une police de caractères pour autant de langues différentes est une tâche complexe et ambitieuse. Elle nécessite non seulement un temps long de développement, mais aussi des recherches portant sur la reconnaissance de chaque forme de caractère. Cela implique aussi de connaître les préférences des lecteurs en termes de caractères et de polices, ainsi que le contexte de leur utilisation. La même écriture peut présenter plusieurs formes de glyphes selon différentes traditions. Par exemple, une police Devanagari inclut différentes variantes graphiques de nombreux caractères et chiffres afin de tenir compte d’une variabilité d’écriture démographique et régionale. Nous avons mené une enquête pour identifier les variantes graphiques des caractères Devanagari, en interrogeant des centaines de personnes afin de recueillir des données et des recommandations. Ce n’est qu’ensuite que nous avons pu fournir des polices de caractères adaptées aux besoins des lecteurs locaux et proposer des versions spécifiques des polices pour les langues hindi, marathi ou népali. 

Il a fallu cinq ans et des dizaines de milliers d’heures de travail pour mener à bien ce projet, auquel ont participé plus de 40 concepteurs, experts, consultants linguistiques et examinateurs. Nous espérons que ce projet sera utile à des communautés, qu’elles soient de grande ou de petite taille, au-delà des barrières linguistiques.

IDJ : Quelles ont été les difficultés et les défis rencontrés lors de la conception de ce caractère, compte tenu de sa nature multi-scripte ?

PB : Le manque de documentation est probablement la principale difficulté. Il existe peu de ressources fiables portant sur les langues régionales. Pour concevoir des polices de caractères, il faut non seulement maîtriser la forme des glyphes et le design de manière générale, mais aussi comprendre l’histoire de la langue et appréhender son existence contemporaine. Il faut aussi connaître les différentes manières dont les écritures et les contenus textuels ont été créées et transmis au fil du temps. Par exemple, en 2022, le gouvernement du Kerala a pris acte des progrès technologiques et réformé l’écriture Malayalam. Il est revenu sur de nombreux changements proposés lors de la précédente réforme de 1971 et à une orthographe plus proche du Malayalam traditionnel, tout en conservant des éléments de l’orthographe moderne. Il n’existe pratiquement pas de polices de caractères adaptées à cette nouvelle orthographe du Malayalam, et notre projet arrive donc à point nommé.

IDJ : Dans une typographie multi-scripte, faut-il donner la priorité à l’harmonisation des caractères ou aux préférences des lecteurs ? Comment avez-vous géré cet aspect pour le November ?

PB : Nous concevons des polices pour les lecteurs, et les lecteurs priorisent leur propre langue. C’est en réalité comme pour une traduction littéraire. Les traducteurs peuvent prendre des libertés et mobiliser différents moyens pour communiquer diverses idées. La traduction est moins une affaire d’exactitude, que de compréhension de la culture du lecteur. En ce qui concerne la création de caractères, l’harmonisation d’une écriture étrangère a peu d’importance pour les lecteurs locaux, c’est l’authenticité, la fonctionnalité et les possibilités d’expression que permettent de nouvelles polices qui comptent.

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IDJ : Quel type de recherche, de documentation et de collaboration ce projet a-t-il nécessité ?

PB : Le travail des caractères en ce qui concerne les scripts les moins courants, comme l’Ol Chiki et le Meitei Mayek, a été particulièrement difficile, car il y a très peu de documentation disponible. L’Ol Chiki, le système d’écriture officiel de la langue Santali, a été inventé au début du 20e siècle par l’érudit Pandit Raghunath Murmu et la langue est parlée par environ 7 millions de personnes, principalement au Bengale occidental, à Odisha et à Jharkhand. Il n’existe pas de livres ou de sites web documentant l’histoire des formes imprimées de cette écriture, ni de manuels d’instruction portant sur sa conception. Pour recueillir ces informations, nous avons organisé plusieurs voyages sur le terrain au Jharkhand afin de travailler avec les communautés indigènes, les enseignants et les défenseurs de l’écriture Ol Chiki pour comprendre leurs préoccupations. Nous nous sommes appuyés sur leurs retours tout au long du processus de conception, jusqu’à leur approbation des polices de caractères finales.

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Source: etapes

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